Une discussion avec Alain Renk

Entretien croisé sur les enjeux de l’urbanisme temporaire, des lieux culturels hybrides et de leur place dans la fabrique de la ville

Alain Renk est urbaniste et architecte, fondateur de “7 milliards d’urbanistes”. Chevalier des arts et des lettres et proche du Collectif MU, il a participé à l’automne dernier aux réflexions sur l’avenir de la Station – Gare des Mines aux côtés de sociologues, économistes et de l’ensemble du collectif. Il a fait part de ses positions, tout en prêtant l’oreille aux autres. Alors, quand on lui propose un interview, il nous retourne l’invitation ; nous voici donc avec un entretien croisé sur les enjeux de l’urbanisme temporaire, des lieux culturels hybrides et de leur place dans la fabrique de la ville.

Alain : Arnaud, on s’est croisé à la Station à un moment crucial, durant lequel le Collectif MU commençait à se poser des questions de fond sur son avenir. Je me suis demandé ce que tu pensais des acteurs publics et privés qui cherchent à assurer le gardiennage d’un lieu vacant par l’occupation temporaire de collectifs créatifs. Quelle est ta position en tant que journaliste et consultant au sein d’Ancoats ?

Arnaud : A mon sens, le temporaire doit rester un outil, un levier de développement de projets comme celui du Collectif MU qui n’aurait pu se projeter à l’échelle d’un site de cette ampleur (taille, jauge, travaux) s’il avait dû s’inscrire dans un cadre plus contraint (réglementaire, financier, juridique…). En ce sens, le temporaire peut faciliter l’itération, la reformulation par étapes du projet, en un mot l’expérimentation. Le problème est que cette logique de l’urbanisme temporaire dans sa version abrupte (exploiter la vacance d’un bâtiment par opportunité – pour le propriétaire comme pour le porteur de projet) conduit à un phénomène de nivellement par le bas et de précarisation. On montre que l’on peut faire beaucoup avec peu de moyens, on envoie comme signal que nous sommes des “solutions souples et abordables” et l’on se précarise nous-même dans une frugalité que nous avions saisie comme moyen et non comme fin.

C’est l’engagement, le sens, le travail d’équipes militantes qui font le succès de ces projets. ll faut parvenir à démontrer la valeur créée (d’où la nécessité de générer des indicateurs à même de la mesurer) pour ne pas devenir un vernis pratique, une cerise sur le gâteau, un “make up urbain” dans la logique du système dominant.

Il existe d’autres risques que la précarisation : l’instrumentalisation, la marchandisation et l’homogénéisation menant à l’oubli du contexte – je m’en explique dans cette tribune (ICI, ICI et ICI).

En revanche, je ne suis pas pour renvoyer dos à dos les acteurs de la fabrique de la ville et les initiatives plus expérimentales telles que la Station – Gare des Mines : là encore le temporaire marque l’opportunité de créer une première zone de contact, à partir de laquelle, par jeux de frottements et d’ajustements, on peut trouver des mécanismes de co-instrumentalisation qui vont au-delà de la simple valorisation foncière. Il s’agit pour cela de trouver les bons interlocuteurs, de se saisir du bon argumentaire (tout est affaire d’acculturation et de pédagogie) et de réunir les conditions d’un urbanisme de transition. En ce sens, le fil rouge que je défends comme journaliste, consultant et membre d’équipe de ces lieux est la défense d’une méthodologie ancrée, contextuelle et itérative : non à la réplication, non au hors-sol mais plutôt réunion des conditions d’ancrage pour qu’un projet ne soit pas une coquille vide, qu’il puisse générer une véritable utilité à ses protagonistes, à ses parties prenantes et à son territoire d’ancrage.

Arnaud : Et toi Alain, tu m’as semblé très pessimiste concernant la capacité du collectif MU à s’ancrer sur un territoire qu’il a pratiqué pendant plusieurs années. Si l’on suit ta pensée, cela ne sert à rien de prolonger l’ancrage d’un projet. La véritable autonomie serait-elle de savoir migrer, de trouver d’autres points de chute ? Ce positionnement ne signifie-t-il pas de jouer le jeu dominant, comme une marionnette bourlinguée d’opportunités (sites vacants, projets en suspens) en opportunités ?

Alain : Effectivement, dans les cas où une structure créative, porteuse d’alternatives, se trouve soumise à la volonté d’acteurs comme une filiale de la SNCF qui cherche à rentabiliser du foncier, les conditions d’existence de la structure et sa capacité à monter en puissance de sont pas garanties. L’ancrage se fait sur du sable, il est fragile et il est difficile voire impossible d’exercer son autonomie dans ce cadre. Il est logique que le projet artistique ou alternatif soutenu par le propriétaire foncier soit destiné à la rentabilité. Il ne s’agit pas d’une instrumentalisation de la structure créative, celle-ci est sélectionnée dès le départ par les propriétaires pour accomplir cet objectif.

Non, cela ne sert à rien d’essayer de construire et de s’ancrer quand on peut être balayé du jour au lendemain, sous le prétexte d’un bail précaire que l’on a signé contraint. On vous expliquera que l’expérimentation doit bien s’arrêter un moment pour laisser place à du pérenne, où vous n’avez plus votre place…

Essayer de négocier des sursis, c’est se placer en position de soumission, ou de marionnettes comme tu l’évoques. C’est donner peu d’importance aux raisons fondamentales qui relient les femmes et les hommes qui s’engagent pleinement dans des aventures risquées. A mon avis, les risques doivent être artistiques, conceptuels, relationnels et pas liés à des changements de stratégies marketing.

Arnaud : Il y aurait selon toi un problème d’échelle ? Des expériences comme celle de la Station – Gare des Mines ne pèsent rien face aux valeurs immobilières et foncières – est-ce inexorable ? Il n’y aurait pas de contre-exemple ? La concertation telle qu’elle se pratique n’est-elle rien d’autre qu’une mise en scène ?

Alain : Bien au contraire. La Station pèse beaucoup plus par sa complexité et son lien avec le monde que les produits immobiliers qui vont éradiquer cette complexité. Quand une relation quasi exclusive se développe entre la promotion privée et les pouvoirs publics, au détriment de la société civile qui n’a aucune marge de manœuvre, alors la règle du jeu est biaisée.

Le contre exemple, c’est la reconquête de la capacité d’agir par la société civile en pesant sur la représentation politique, qui ne peut continuer à se projeter comme étant seule responsable et dépositaire de l’intérêt général face à une société civile qui serait uniquement mue par des intérêts égoïstes. Factuellement, c’est faux, et cela explique la défiance des citoyens vis à vis de ses représentants.

Les professionnels de l’urbanisme parlent de « concertation entre guillemet » ou de « concertations légales » pour signifier que les projets doivent avancer sans être perturbés. C’est un aveu de leur difficulté à produire de la co-construction et de l’intelligence collective, nécessaires pourtant pour nourrir des projets de territoires capables de conjuguer inclusion et durabilité.

Quand la société civile et les acteurs artistiques ou innovants font face à la connivence entre acteurs publics et professionnels de l’aménagement sans disposer de contre-pouvoir, la fin de la récréation peut être sifflée à tout moment.

Le fait du prince, qu’il soit maire ou promoteur, autorise, ou non, une pratique innovante, tant qu’elle n’entre pas en conflit avec des logiques politiques ou financières. Le projet immobilier n’est pas mis en débat avec la société civile.

En Suisse, où je travaille, la société civile possède et use de l’arme du référendum, capable de bloquer ou d’annuler des projets. C’est un contre-pouvoir puissant qui favorise l’équilibre entre société civile et intérêts politiques.

Alain : D’ailleurs, il semble que saisi par les acteurs de la fabrique urbaine, le sens du mot « expérimentation » ne soit plus de prototyper une solution complexe qui se teste par étapes progressive, mais au contraire une éternelle remise à zéro. Que reste-t-il du concept d’expérimentation aujourd’hui ?

Arnaud : C’est tout l’enjeu de sortir de la démultiplication d’expériences d’urbanisme temporaire pour rendre possibles de véritables expérimentations dans le cadre d’un urbanisme de transition. C’est une pratique encore émergente aujourd’hui avec des exemples comme les Grands Voisins (où la phase transitoire a contribué à dessiner une partie du programme pérenne de l’éco-quartier) ou encore la Halle Papin et le Pavillon du Dr Pierre (où certains usages initiés par Soukmachines sont venus teinter la programmation). Mais il faudra davantage de recul pour comprendre si ce qu’a déployé la Station – Gare des Mines à la Porte d’Aubervilliers parviendra à bousculer le projet urbain futur. On parle dans les réunions de concertation d’un équipement culturel pour la ZAC Gare des Mines.

On verra bien si le master plan réinvente la roue avec un programme modélisé en agence ou s’il prendra appui sur les usages expérimentaux à l’oeuvre depuis l’été 2016. On verra alors si la transition est un simple élément de langage ou un ressort de programmation.

En tout cas, des lieux comme la Station – Gare des Mines montrent qu’il est possible de ne pas tout programmer. C’est de l’expérimentation, c’est aussi de la maîtrise d’usages.

Alain : Considères-tu la faible flexibilité des projets urbains en France comme un contexte avec lequel il faudra composer pendant les 30 prochaines années ou bien une contrainte qu’il faut desserrer rapidement pour laisser une place à des expérimentations comme la Station? Comment expliques-tu que le projet de La Station puisse un jour disparaître de la carte ? Cette simple possibilité n’est-elle pas un déni du travail accompli par la société civile?

Arnaud : Je parle beaucoup de jurisprudence : des lieux comme la Station ont le potentiel de montrer, par le faire, qu’une autre ville est possible.

Il faut donc continuer à faire, à montrer que l’on fait et à désigner les nombreux freins au déploiement de tels projets.

Il existe des freins réglementaires et financiers, mais le véritable frein est avant tout culturel : il demeure encore un climat de méfiance envers des initiatives comme celles de la Station. Il faut donc parvenir à faire entendre par l’exemple qu’un changement systémique est possible et souhaitable et montrer que la logique régalienne du grand projet urbain, déconnecté des réalités de terrain, est caduque. Combien de temps cela prendra ? Bien malin qui pourra jauger du temps que prendront à s’éroder des réflexes encore très ancrés. Du moins ces lieux sont des signaux faibles, et les possibles qu’ils esquissent viennent nourrir la prospective urbaine. Au stade suivant, l’enjeu sera alors de faire entendre aux acteurs les plus volontaires que l’on ne peut pas systématiser ces lieux, ces initiatives, sans perdre un peu de magie, d’informel, d’insaisissable. Il sera alors temps de favoriser l’essaimage – et non la duplication – par la mise en communs d’outils, de savoirs et de savoir-faire.

Alain : Arnaud, tu as écrit que les notions de « libre » et d’ « open source » font passer les tiers lieux dans une utopie de l’ère digitale. D’autres voient ces notions comme fondamentales. Pour toi et au sujet de La Station, cette voie a-t-elle un intérêt opérationnel, ou est-ce plutôt un élément de la mythologie des tiers-lieux, un discours politiquement correct pour ceux qui se revendiquent hors système ?

Arnaud : Le numérique, non pas comme outil mais comme idéologie, teinte le fonctionnement quotidien des lieux comme la Station – Gare des Mines en écho aux valeurs d’auto-gestion, de DIY, de mutualisation, de compagnonnage, de mise en circulation des savoirs et évoque plus globalement le courant des communs que l’on retrouve dans le paysage des squats et des artist-run-spaces des décennies précédentes. Ces lieux explorent les enjeux de l’encapacitation citoyenne, de l’engagement, de la documentation et de la transmission. En revanche, et tu as raison de le souligner, cela se joue à des degrés divers et il est parfois complexe de distinguer la réalité de ces pratiques de leur mise en discours. Ces lieux restent néanmoins des plateformes qui sont traversées sans doute plus qu’ailleurs par la révolution des communs, ne serait-ce que parce qu’ils fondent leur pratique sur l’expérimental, l’informel et la coopération dans une logique essentiellement non marchande ainsi que sur la volonté de décloisonner disciplines, pratiques, usages et donc publics.

Arnaud : Tu parles d’une captation de la valeur générée par des initiatives issues de la société civile et d’expériences urbaines alternatives par le système en place (collectivités, aménageurs, promoteurs). Qu’entends-tu par là ? A quels endroits et selon quelles modalités ces différents acteurs se saisissent-ils de cette « valeur ajoutée territoriale » sans la redistribuer ?

Alain : L’exemple de la Station est typique d’une captation de la valeur produite par un collectif qui va rendre un lieu en marge fréquentable mais dont la fragilité initiale a facilité l’orientation vers un contrat temporaire. Ne pas conseiller des stratégies de pérennisation au collectif (acquisition du foncier, baux longues durées…) participe de la captation de valeur.

La puissance publique et les intermédiaires ne jouent pas leurs rôles et c’est un calcul de court terme car les lieux standardisés et aseptisés sont interchangeables, a-culturels et ne permettent pas l’attachement et la réalisation des individus et des organisations.

L’urbanité n’y trouve pas le substrat fertile pourtant construit par les acteurs alternatifs à la production immobilière industrielle, non humaine.

Arnaud : Comment on renverse ce rapport de force alors ? Quelle serait la « méthode » ? As-tu quelques exemples de tentatives qui ont fonctionné ?

Alain : Justement en refusant de servir de faire valoir jetable à des organisations ne partageant en aucune façon vos préoccupations et vos valeurs. En construisant progressivement son autonomie avec des stratégies qui privilégient des lieux libres, avec des règles du jeu explicites qui favorisent l’ancrage. En fonctionnant en réseau international avec des structures qui ont cultivé leur autonomie pour peser dans les négociations avec les acteurs publics.

Je comprends la question sur le besoin de tentatives qui ont fonctionné mais elle me semble bizarrement posée. Pour ces structures il ne s’agit pas de tentatives mais de raisons d’être. De forces vitales qui n’ont pas besoin de suivre des chemins déjà empruntés mais qui construisent leurs chemins. La mise en réseau permet de disposer de briques de techniques et comportementales qu’il s’agit d’assembler comme des briques logicielles pour durer, s’adapter et construire des alliances.

7 Milliards d’Urbanistes est un bon exemple avec un réseau et des projets sur quatre continents, Ideavox dans le Canton de Genève aussi. Ce sont des structures qui travaillent à la production d’alternatives.

Arnaud : Tu prends l’exemple du réseau 7 milliards d’urbanistes. La fabrique de la ville devrait-elle se faire en commun ? Par tous ? Partout ? Quel est le projet que tu mènes en ce moment qui synthétise le mieux ta démarche, ta méthode, tes objectifs ?

Alain : Évidemment, en commun par tous et pour tous. C’est même un engagement pris par les 153 pays de l’ONU lors de la conférence Habitat III à Quito en 2016 en raison de la faillite de la fabrique urbaine à l’échelle mondiale. Le ba BA, le sens de la fabrique urbaine a été peu à peu dévoyé. Sans intention initiale clairement exprimée et mise en oeuvre, les projets de développement urbain accroissent par nature les inégalités. Notre projet actuel consiste au contraire en un ensemble de démarches qui posent l’intention au centre et permettent par la suite de réaliser cette intention.

C’est pourquoi nous avons libéré le code de nos méthodes et de nos logiciels. Nous menons en ce moment des projets au Maroc, en Italie, en Suisse, en Chine et prochainement au Népal et en Inde. Les visions du monde, les cultures et les systèmes politiques de ces pays sont pour le moins différents. Pour autant, la faillite du système traditionnel de fabrique de la ville, où les décisions sont dévolues aux propriétaires fonciers, est évidente partout, comme l’est le manque de sens de l’intérêt général de la part des groupes de construction, guidés par les profits que les politiques ne savent plus réguler. Avec la connexion généralisée, personne n’est dupe de cet urbanisme temporaire qui est instrumentalisé pour prolonger des pratiques non inclusives et non durables.

Au niveau international, ce qui est intéressant c’est l’évolution des postures des bailleurs de fond de développement comme la Banque Mondiale et l’AFD. Ils commencent à chercher des projets de transformations territoriales réellement co-construits avec la société civile. En France, on saura vite si le mauvais sort fait aux projets sincères et ambitieux creusera définitivement la tombe de l’auto proclamée et exemplaire ville durable « à la Française ».