Depuis quelques années, une tempête s’abat sur la scène culturelle parisienne. Manque de matériel, salles qui ferment sous peine de voir leurs prioritaires sanctionnés, programmateurs payés au lance-pierre… En 2020, la musique survit pour se faire entendre. Dans cet éternel combat de boxe entre lieux et administrations, quelques programmateurs tentent tant bien que mal de maintenir le cap et de proposer des soirées concert aux quatre coins de Paris. Cette bande m’a été représentée par Michèle (DOXA ESTA au Zorba), Nick (SILENCE KILLS CONCERTS à La Pointe Lafayette), Raphaël (à l’Espace B) et François (COLLECTIF PIEG au Café de Paris), tou.te.s membres du collectif Arrières-garde(s) (qui collabore également avec le Chair de Poule).
Parlez moi un peu de vos collectifs respectifs et ambitions personnelles. Comment caractérisez vous vos associations ?
François (Collectif Pieg, Café de Paris) : Avec Romain et Johan, on a fondé notre collectif il y a un bout de temps. Je pourrais te citer quelques conneries qu’on a pu faire mais ce n’est pas trop l’endroit. “Pieg” est un mot qui vient du créole réunionnais. Il n’a pas de traduction française à proprement parlé. En gros ça signifie “naze”, mais gentiment. S’en revendiquer, c’est une manière pour nous d’avoir des initiatives non polies, faites avec le cœur, mais avec de l’humain faillible et de l’autodérision. Comme si Bukowski faisait un smack à Lénine.
Michèle (Doxa Esta, le Zorba) : J’ai créé Doxa Esta en 2014 quand j’étais encore étudiante, et j’ai mis en route le nom en tant que plateforme quand j’ai commencé la programmation à La Pointe Lafayette en 2017. J’ai commencé à organiser des concerts pour faire jouer mes groupes et les groupes de potes et rapidement, je me suis retrouvée à en faire de plus en plus, jusqu’à ce que cela devienne un vrai travail. Je fais la programmation du Zorba depuis janvier 2019. Ce qui est vraiment agréable au Zorba, c’est que les concerts se font grâce aux teams des ingé-es son et des personnes qui font la caisse. Eva Seniak et Raphaëlle Favrel s’occupent respectivement de la comm/logistique et de la gestion des ateliers/initiations son qu’on organise une fois par mois. Ces ateliers sont destinés à un public FLINT (femmes, lesbiennes, personnes intersexe, non binaires, trans). Je fais également appel à des artistes qui font des super affiches pour les programmes chaque mois (Camille Potte, Tessa Kugel, Leslie Chanel, Malone Perrotey, Julia Henderson entre autres).
Pouvez vous en dire plus sur la chronologie de vos petites organisations ?
François : Avec Romain on était barmans au Zorba il y a des années de ça. On nous a transmis les valeurs du quartier, solidaire et inter-populaire. Quand finalement le nouveau gérant, un ancien collègue, nous a proposé d’y prendre la programmation en 2017, la connexion avec Pieg s’est faite tout naturellement. On y a organisé des concerts gratuits et complètement DIY pendant un an et demi. C’était un joyeux bordel souterrain qu’on faisait de notre côté pour le plaisir. Le gérant a finalement reprit le Café de Paris l’année dernière. Il nous a proposé d’y monter la programmation. Ca nous semblait être un bon défi alors on a téléphoné à Michèle de la Pointe Lafayette pour lui confier le bébé zorbesque.
Michèle : Pour ma part, quand j’ai accepté la proposition des garçons, j’ai laissé la main de La Pointe Lafayette à Nick, c’était en janvier 2019. Il tournait dans pas mal de groupes donc il avait déjà été en contact avec le métier de programmateur et avait déjà organisé quelques concerts en Angleterre. Même si ça a été dur de laisser mon bébé, j’ai eu envie de changer d’air et je savais que Nick ferait de son mieux pour gérer La Pointe Lafayette.
Raphaël (l’Espace B) : Avec Vincent (NDLR : également programmateur à l’Espace B), on s’est rencontré en février 2018 alors que nous devions bosser ensemble sur le festival Villette Sonique. Cette collaboration n’a pas pu avoir lieu à ce moment là. Je pense qu’on était tous les deux frustrés de la situation mais avons gardé l’envie de bosser ensemble depuis. Puis il y a finalement eu l’Espace B. Pour ma part, j’ai déjà organisé quelques concerts sur Lyon et un peu sur Paris (plutôt dans une esthétique électronique, expé, un peu de jazz et de musiques impro, quelques trucs noise et au final assez peu de rock). Vincent lui avait plus de bouteille dans l’organisation de concerts punk / rock / DIY notamment par le biais de son label, S.K. Records. On est par ailleurs assez complémentaires en terme de compétences et de propositions artistiques. On a donc repris L’Espace B en mars 2019 avec beaucoup d’envies et j’espère, de choses à apporter.
En quoi vos lieux et actions s’inscrivent dans l’esprit Do It Yourself ?
Michèle : S’il y a bien une chose sur laquelle le collectif est d’accord, c’est ce devoir d’accessibilité de la scène musicale. Ces salles s’inscrivent dans la continuité de l’esprit DIY avec cette envie de créer un espace de rencontre, de concerts pas chers. La volonté c’est de créer des espaces de liberté pour les artistes et de rendre la musique accessible financièrement parlant aux quatre coins de Paris. Au Zorba, j’ai pris le parti de fixer le prix à 5 euros conseillés (avant les concerts étaient gratuits avec un chapeau en fin de concerts). Il faut faire comprendre au public qu’il y a des frais pour les groupes (et tout simplement qu’ils méritent un cachet). Dans un même temps je ne peux forcer une personne à payer même 5 balles parce que les temps sont durs, que c’est une petite salle et que je veux rendre les concerts accessibles au plus grand nombre. C’est ce sur quoi je me concentre dans mon travail. Ce qui n’est pas fait ou réparé par l’équipe de gérance, l’état des chiottes par exemple, ça ne me concerne pas.
Nick (Silence Kills Concert, LPF) : On a tou.te.s en commun cette volonté de proposer des concerts avec des groupes dans le même esprit, du moins musical pour se faire rencontrer les gens contre le prix symbolique de 5 euros. Le prix n’est je pense pas choisi au hasard, ce n’est pas plus cher que ça pour une petite salle, c’est le prix d’une pinte. On véhicule l’idée que tout le monde puisse entrer dans une salle. En même temps, il y a un minimum à garantir pour les groupes qui vont proposer leur musique. Il est important qu’ils soient payés et qu’ils puissent au moins payer leur déplacement, leur matériel si besoin.
François : J’imagine que l’esprit DIY dans une programmation, c’est de ne pas compter ses heures de boulot, essayer de trouver un équilibre entre les attentes de tous les acteurs.trices en sachant que ça ne pourra pas satisfaire tout le monde à la fois, tout en se disant que si ça a du sens pour soi ça en aura pour les autres.
Raphaël : L’Espace B est un lieu qui produit et accueille un grand nombre de concerts tous les mois sur une base de 5 évènements par semaine en moyenne. On essaie toujours d’avoir des petits tarifs de billetterie pour que le plus grand nombre puisse venir assister aux concerts. On fonctionne vraiment avec une petite économie, de faibles moyens techniques et financiers, ce n’est pas toujours évident. On doit composer avec cela en permanence, garantir une bonne qualité d’accueil aux groupes sur le plan matériel, logistique, humain, financier et rester accessible pour le public, susciter l’envie de découverte. L’équation est parfois compliquée à résoudre. Quand cela fonctionne ça fait sens pour tout le monde et c’est le bonheur, quand on se plante ça met immédiatement le lieu en danger. Vu le rythme de programmation il ne faut pas se planter trop souvent sinon c’est la fin. On essaie d’offrir un espace de jeu et de visibilité à plein de projets et de groupes, qu’ils soient nouveaux, confidentiels, chelous, expérimentaux… On se laisse guider par l’envie et on prend souvent des risques, ce qui fragilise l’ensemble.
Quels types de problèmes avez vous rencontrés ?
François : Il n’y a pas de problèmes, il y a que des solutions.
Michèle : On a déjà eu des problèmes de son avec le voisinage et on donc a dû adapter nos horaires. On pose ça comme conditions pour les groupes qui veulent jouer. Aussi, il y a souvent une grande demande de concerts de la part des groupes, et comme le dit François, il y n’a que des solutions : une des solutions, c’est de dire aux groupes de contacter d’autres salles. Il faut aussi penser à prendre soin de soi et à prendre en compte ses limites de sociabilité dans son travail.
Raphaël : On a pas de soucis avec le voisinage à proprement dit mais on fait toujours très attention à cela, c’est central. Le plus souvent notre plus grande peur c’est le matos qui tombe en rade, ça, c’est vraiment difficile à gérer pour nous. Quand un truc est réparé et revient en état de marche il y a autre chose qui pète. On est constamment sur le fil, mais ça passe.
Michèle : Aussi en tant que femme, programmatrice et spectatrice, ça peut être compliqué de gérer les énergies alcoolisées des gens au bar qui ne viennent pas forcément pour écouter la musique (NDLR : Au Zorba, la scène se situe au sous-sol accolée aux toilettes). Ça peut être très fatiguant de se rendre compte de l’agressivité des gens et des conséquences que cela peut avoir dans un lieu. On parle d’un prisme assez large qui va de “simples” histoires de sexisme, aux ambiances micro machistes ou carrément à des cas de harcèlements. Heureusement, on discute de manière collective de ce problème au sein du collectif, sur un groupe de travail, afin de voir ce qu’on peut faire dans nos lieux et milieux par rapport à ça, comment on peut sensibiliser les gens sur ces questions. C’est beaucoup de travail et de réflexion et ce n’est qu’un début. En tout cas, c’est un constat et une réalité et ça fait du bien de voir les choses en face et d’être réalistes sur les responsabilités qu’on a en tant que communauté(s).
Nick : Quand il y a des problèmes, que ce soit avec le son, avec les voisins ou autre chose les conséquences sont souvent des reports voir des annulations de dates. C’est là que la force du collectif intervient, parce qu’au delà d’avoir tou.te.s nos propres bébés, on s’inscrit dans le même espace et on est plus ou moins affectés par les mêmes problèmes. L’entraide est essentielle entre nous.
En parlant de problèmes et d’organisation, comment étudiez-vous l’aspect précaire de votre profession ?
Michèle : De mon expérience depuis les débuts de mon asso à La Pointe Lafayette, cette scène repose sur un système assez déséquilibré entre la passion, le multitasking, notre rémunération et celle des groupes. Là bas, la gestion de l’argent était compliquée jusqu’à ce que je négocie pour être payée un peu plus. Les mois suivants, j’ai multiplié les soirées, j’en étais à 5 par semaine, ce qui a attiré beaucoup d’attention autour de ma programmation et du lieu. Je pouvais alors me permettre de prendre des commissions pour compléter mes fins de mois quand je réussissais à dégager des “bons” cachets pour les groupes. J’avais un travail en parallèle, voire même deux. Ça passe aussi par un état de conscience de ce que l’on produit : certes financièrement parlant, on parle d’échelles minimes mais au niveau de la puissance de fédération, de vie, de l’effervescence des scènes, des groupes en concert, des échanges, de la musique, tu ne peux pas trouver plus riche ailleurs que dans des petites salles.
François : Ça dépend si tu parles de notre précarité ou de celle des groupes qu’on invite. Pour la nôtre, chacun s’en remets à sa conscience, personne n’est obligé de faire ce job pour des conditions qu’il ou elle estime en dessous de ses attentes. Ça vaut aussi pour les groupes. On part du principe que les conditions ne sont pas dingues, mais que ça permet d’avoir une connexion avec un quartier, des gens, un état d’esprit. C’est sûr que ça fait genre « on remplit le cœur plus que le frigo », mais une fois les conditions posées, tous les groupes ont le choix de les accepter ou pas. Et on ne s’en offusque pas. Étant donné qu’on est tous musiciens chez Pieg, on est les premiers à saborder des assos qui nous paient mal. Ça nous fait même kiffer tu vois.
Michèle : La scène restera un milieu “fragile” au niveau économique tant qu’il restera ce gouffre entre les intérêts des gérants des lieux et nos intérêts. Cela passe par donner nos conditions et espérer les voir s’améliorer. On peut être professionnel et avoir une relation de travail respectueuse sans avoir un contrat de travail, mais c’est rare, et du coup la précarité devient presque un militantisme. On ne peut pas prétendre à de grandes choses face à tous les gérants des bars. Pour Arrières-Garde(s), malgré nos différences, je pense qu’on se retrouve à avoir des expériences communes : on a constaté un déséquilibre par rapport à l’énergie investie, donc expérimenté un sentiment d’injustice, enchaîné.e.s par la hiérarchie et la dépendance économique. On se console avec la fierté d’accueillir et de produire des soirées proches des gens, du public, des groupes. Ca tient avec des initiatives qui ont très peu de moyens et ça tourne comme ça, ça ne s’arrête pas et ça ne s’arrêtera pas. Donc la précarité, oui elle est là, mais peut être que c’est normal ou inévitable… Peut-être que tout boulot est précaire de nos jours, du moins c’est clair que pour certains programmateur.ice.s, on frôle souvent la “non légalité, le “non déclaré”. Il n’y a pas de traces de ce que l’on fait, on a pas “d’avantages”. On peut parler de vulnérabilité dans notre métier. Je crois que certains patrons prennent peu à peu conscience de ce qu’on ramène dans leur “business”, et c’est positif pour tout le monde de travailler en bons termes, mais ça demande beaucoup de conviction.
A quel moment avez vous évoqué/verbalisé la formation d’un collectif ?
François : Je crois que c’est venu de Vincent de l’espace B. Il a évoqué la possibilité de travailler tout.te.s ensemble sur un agenda mutualisé, auto-financé et solidaire au sein duquel on pouvait tou.te.s partager nos idées mais aussi nos galères.
Michèle : Il en avait parlé avec Sonia et Nico du Chair de Poule et Nick de La Pointe Lafayette. J’en ai ensuite parlé au collectif Pieg car ça me semblait logique qu’ils fassent partie du projet. Pour le nom, on a eu pas mal d’idées, la plus drôle et la plus cohérente est restée. Je tiens quand même à préciser que le « s » d’arrières garde(s) est entre parenthèses car il s’agit en fait de plusieurs organisations. On voulait mettre nos agendas en commun mais on tient à garder nos propres mode de fonctionnement en ce qui concerne nos lieux et leurs spécificité.
Raphaël : Ca nous a semblé pertinent de s’allier à d’autres lieux de concerts aux formats et idéologies similaires. On s’entend très bien avec tout le monde et ça nous a toujours semblé super cool de se réunir et de se serrer les coudes plutôt que de se tirer dans les pattes. On apprécie beaucoup de se retrouver et de passer du temps ensemble, on a plein de choses à échanger concernant nos situations respectives, nos idées et cela fait du bien de sentir entouré(s). Plus simplement, c’est aussi intéressant pour chacun.e de produire un agenda mutualisé en terme de communication et d’économie. La production d’un objet imprimé original et illustré (NDLR Agenda mensuel de tous les concerts proposés dans les différentes lieux du collectif) nous plaisait particulièrement pour un tas d’autres raisons.
Comment gérez vous cette situation de mise en quarantaine ?
Raphaël : Le lieu est paralysé. Cela a commencé à se faire sentir quelques semaines avant la quarantaine avec des annulations de dates et de tournées pour les groupes étrangers. Nous sommes aujourd’hui fermés jusqu’à nouvel ordre. Actuellement, on bosse essentiellement sur des reports de dates mais aussi sur des actions à destination du public et des habitués du lieu pour conserver du lien social. Cela se traduit par des émissions de radios : Une mensuelle musicale sur LYL et une hebdomadaire sur Station Station où l’idée est de solliciter divers intervenants chaque semaine (artistes, orgas, public, habitués du lieu). On parlera évidemment de musique mais il s’agira plus généralement de partager nos impressions sur ce que chacun traverse en ce moment avec la mise en quarantaine. On réfléchit actuellement à d’autres actions pertinentes à mettre en place sur la période.
Michèle : J’avais besoin d’une pause donc ça tombe plutôt bien. Sinon pour le reste, je n’ai aucune idée de ce qui va se passer après. Les concerts sont annulés au moins jusqu’en avril et je me fais à l’idée que ça peut durer plus. Advienne que pourra, on s’adaptera comme d’habitude ou du moins on essaiera. En tout cas, je prends ça comme une opportunité pour passer plus de temps avec mes chats et pour bosser sur d’autres projets. Pour une fois je réussis à gérer mes crises d’anxiété.
François : Pour ma part, je passe la plupart de mon temps à essayer d’apprendre à fumer à mon lama pour qu’on fasse le tour des cirques et que je puisse être riche, parce que c’est pas dans le DIY que je vais m’acheter mon château dans la Loire.
PC : Raw Journey et Aurélien Digard
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