Photo : Wendy Keriven

Les communautés techno de Jean-Yves Leloup

La Philharmonie s’offre une cure de jouvence en confiant ses clés à Jean-Yves Leloup, journaliste et curateur qui a entrepris, avec Laurent Garnier à la bande-son et 1024 Architecture à la scénographie, de voyager dans l’histoire des musiques électroniques de 1901 à aujourd’hui.

Trente ans d’histoire, c’est peut-être comme le souligne Laurent Garnier, le recul nécessaire pour dresser un premier bilan de cette histoire riche et diverse, en évolution constante, qui a révolutionné une certaine idée de la musique, mais également des lieux et des communautés qu’elle agrège. Jean-Yves Leloup prend le parti de tourner le dos à une chronologie trop linéaire pour se faire historiographe – historien des représentations – et donner à voir les cultures, les imaginaires, les formes esthétiques de ce mouvement au travers d’une scansion de l’exposition en grandes thématiques et motifs récurrents : “innovation technologique, imaginaires, du mix et du remix, utopies, esthétiques du masque, de l’alter ego ou de l’abstraction géométrique”. Le tout, au prisme du regard d’artistes, qu’ils soient “auteurs de romans graphiques, artistes qui travaillent sur des pochettes ou des macarons, photographes, ou encore des artistes contemporains qui ont côtoyé cette musique et y ont puisé leur inspiration”. On y croise Andreas Gursky, Bruno Penado ou encore Xavier Veilhan, mais aussi les photographes Jacob Krist et Victor Maître dont les objectifs se sont posés à plusieurs reprises sur les nuits de la Station.

Photo : Victor Maitre
Photo : Victor Maitre

House et techno, des expériences esthétiques

S’il nous avait plutôt habitués à endosser, avec ses ouvrages Global Techno, Digital Magma ou encore Musique Non Stop (tous aux éditions Le Mot et le Reste) la casquette d’historien du mouvement techno, Jean-Yves Leloup s’en remet cette fois à ses souvenirs et ses premières impressions de raveur pour donner à lire le phénomène dans toute sa dimension sensible, “immersive, sensorielle” : “quand j’ai découvert la rave party dans les années 90 c’était un moment esthétique. Chaque fête techno est une expérience esthétique qui est proche de l’installation. Plutôt qu’un aspect sociétal, c’était la lumière, les fumigènes, la disparition de la scène dite à l’italienne, de cette théâtralité, de cette frontalité qui m’ont marqué en premier lieu. J’ai toujours considéré la fête comme un phénomène esthétique et un plaisir esthétique, certes hédoniste, et c’est ce qui m’a guidé pour travailler sur cette exposition.” Exit donc la dimension trop didactique d’une exposition à cartels. Même si le curieux pourra se frotter à une somme de documents, Jean-Yves Leloup entend faire “vibrer cette musique” entre les murs de la Philharmonie, par les formes qu’elle continue de susciter dans la création contemporaine : “La musique électronique depuis les années 90 a toujours été très proche de la scène artistique, parce que beaucoup d’artistes contemporains qui ont débuté leur carrière dans cette décennie écoutaient cette musique là. Il y avait cette porosité qui a toujours existé.”

Géographie de la culture electro

Les iconiques Detroit, Berlin, Paris sont mises à l’honneur au sein de corners dédiés comme les épicentres du mouvement, mais notre guide insiste bien sur la progressive déterritorialisation de la musique électronique, dans sa production comme dans sa diffusion.“Cette histoire de villes et de métropoles fonctionnait dans les années 80 ou 90 alors que les scènes étaient centrées autour d’une esthétique souvent liée à une région et une culture locale. Effectivement, Manchester, Londres, ou Leeds, Birmingham ou Bristol, Gand, Anvers ou Berlin, Vienne ou Paris, la frontière franco-belge ou Rome ou Rimini, on avait des métropoles qui étaient souvent liées à une scène, souvent à un label (Kompakt à Cologne par exemple). C’était des esthétiques souvent liées à l’implantation de certains artistes dans ces régions là, à l’histoire et aux folklores, à la pop locale. C’est ce qu’on voit encore en Amérique du Sud et en Afrique où l’on sent des hybridations entre la culture des musiques électroniques et l’histoire des cultures locales. Tout cela aujourd’hui a un peu explosé car ces esthétiques sont absolument transnationales (…) On peut faire de la bass-music à Paris comme on en a fait dans les sous-sols de Chicago. Aujourd’hui ces grandes villes n’ont plus la même force et la même puissance qu’autrefois. Cela étant, Berlin reste une sorte de capitale moderne et symbolique de la scène techno, Paris est une ville très active au travers de sa culture des fêtes, mais New York, Chicago, Detroit sont aujourd’hui des villes historiques, il s’y passe beaucoup moins de choses, que ce soit en termes de production musicale ou de communautés dansantes.”

La faute à Youtube et Discogs, qui ont accompagné la mondialisation du mouvement, l’échange peer2peer au sein de communautés digitales et la documentation précise du mouvement par ses acteurs. “Cela a permis une grande érudition et une certaine liberté de voyage à travers les époques” nous explique Jean-Yves Leloup, qui fait le constat d’un continent musical global, du moins en Occident : “dans le monde occidental, ce sont des esthétiques qui traversent la géographie. On peut faire de la deep house ou du garage partout. Bien malin celui qui saura découvrir l’origine de telle musique aujourd’hui.”

Lieux communs de la techno

Mais en creux de la géographie métropolitaine du mouvement, rendue caduque aujourd’hui par la circulation intensive de ses contenus, la musique électro se donne à voir, à entendre et à sentir par une typologie de lieux chargés de représentations et d’imaginaires qui en sont devenus à force les lieux communs de la culture techno. Warehouses, friches, clubs, caves : autant de motifs qui imprègnent l’imaginaire de la fête techno et sédimentent styles, représentations et rituels dans la pratique collective du dancefloor. “Il y a bien sûr les clubs, mais aussi des festivals qui sont organisés dans plein de lieux différents (déserts, friches naturelles, champs) avec toujours une recherche de lieux très spécifiques et puis tout cet imaginaire des friches industrielles, lié à l’histoire de la rave et à l‘esthétique très berlinoise.”

Mi-club mi-friche, le Berghain est un motif central de la culture techno et se retrouve à ce titre omniprésent dans l’exposition, à la fois comme sa synthèse, son mystère et son incarnation même : “parce qu’il joue un peu aujourd’hui le rôle de modèle : modèle architectural et ses références à la ruine, au béton, au brutalisme industriel, mais également par la liberté des moeurs qui s’y pratiquent qui devient un modèle pour beaucoup de lieux et pour une génération qui s’y presse. Face aux attaques extérieures que peuvent subir à la fois les femmes, les minorités sexuelles et d’autres qui à la fois ont acquis plus de liberté tout en ressentant de manière plus aiguë l’oppression dont ils peuvent être victimes, cela donne des lieux en recherche de liberté de plus en plus importante.”

Politiques du dancefloor : tribus, communautés, utopies

Mais ces lieux sont autant de configurations sociales qui informent le rapport du fêtard à la communauté. Le dancefloor comme micro-société permet alors une relecture de l’histoire des musiques électroniques comme laboratoire de formes sociales et politiques alternatives. Derrière les murs de ces lieux communs de la culture électro, c’est toute une communauté qui naît sous les projecteurs, les reflets des facettes et les nuages de fumée lourde : “même si les looks, les musiques sont différentes, les questions de l’hédonisme, de l’abandon, de la fatigue, de la déchéance, de la communion apparaissent et transcendent toutes ces tribus là.”

Jean-Yves Leloup tient à mettre en exergue l’aspect communautaire de ces fêtes qui frôlent l’utopie en rejouant, dans la nuit, les codes du système en place. A ce titre, Jean-Yves Leloup ne se contente pas d’un regard historique mais prouve qu’il continue à scruter avec la même attention ce qui se joue dans la fête en 2019 : “Les raves parties étaient libres mais c’était une expérience très musicale, très esthétique, très sensorielle, qui était aussi liée à la prise de drogues. Mais la question de la sexualité, la question du genre n’était pas abordée de manière aussi présente même si la communauté gay se mélangeait très naturellement à la communauté hétéro. Disons que l’accent était quand même mis sur l’innovation des lieux, de la musique, de l’esthétique. Aujourd’hui la question des moeurs est devenue centrale. La question politique revient aujourd’hui notamment à travers la question des moeurs, du genre, de la liberté d’être, d’aimer, de pratiquer une sexualité.”

Photo : Wendy Keriven
Photo : Wendy Keriven

Aux motifs de la rave ou de la free vient succéder la figure contemporaine du safe space, sans doute le lieu commun de toute une génération dans la fête. “Je croise beaucoup de gens qui n’ont pas une très grande culture politique gay ou queer mais qui parlent très naturellement de safe places. A l’époque on parlait de TAZ (Hakim Bey), aujourd’hui on parle du safe place, c’est un mot d’ordre presque politique qui est brandi par toute une génération, et aussi théorisé parfois par des organisateurs de fête qui se posent la question de l’accueil des minorités, du laisser faire, de la liberté de pratiquer sa sexualité, d’être nu. (…) Les seins nus aujourd’hui c’est quelque chose de très symbolique, de très caractéristique de notre époque : cette volonté chez les femmes militantes de montrer que l’on devrait avoir le droit d’être torse nu en ville s’exprime pour le moment dans ces lieux de fête.” Aujourd’hui, constate Jean-Yves, la musique a cédé peu à peu la place au sentiment d’appartenance que distille la fête : “Aujourd’hui, l’entrée pour comprendre le déploiement du mouvement, plutôt que la musique, ce sont les collectifs et les communautés.   , ”.

C’est sans doute la raison pour laquelle l’exposition s’ouvre sur les très grands tirages d’Andreas Grusky où se donnent à voir des dancefloors sans fin, sans scène ni DJ, le personnage principal de cette culture étant sans doute “les danseurs, la foule, une communauté, ces gens qui se sont rassemblés sur le dancefloor.”

Retrouvez Jean-Yves Leloup sur Station Station avec le podcast de l’émission “Démons de Minuit : Écrire la Nuit” avec Jean-Paul Deniaud (TRAX), Adeuline Journey (Heeboo), Jean-Yves Leloup et Alexandre Paty et Thimothée Nay (Polychrome).