“Qui suis-je, moi qui veille ?” Une traversée noctambule en compagnie du philosophe Michaël Foesse
C’est un petit livre, noir et discret, sorti il y a quelques mois déjà (2017) aux Éditions Autrement, sans faire trop de bruit, mais qui est devenu la Bible de ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, à la nuit. Et par là même, comme bien souvent – du moins du côté de la Porte d’Aubervilliers – à la fête. La Nuit. Vivre sans témoins pourrait apparaître comme l’une des marottes providentielles de l’hyperactif touche-à-tout Michaël Foessel qui s’est intéressé tour-à-tour depuis 2008 à Kant, à l’intime, à la collapsologie, à l’histoire politique et à la consolation. On comprend mieux sa place toute particulière quand on sait que le philosophe partage son temps entre Paris (le jour, et ses cours) et Berlin (la nuit, et le Berghain qu’il connaît si bien au point qu’ il consacre un chapitre du présent ouvrage).
“Qui suis-je, moi qui veille ?”, c’est sur cette question augurale que débute l’essai, scrutant l’instant charnière où le sujet s’apprête à quitter la nuit et où son esprit divague, ceint entre la volonté de prolonger un état transitoire et déjà s’extrayant de cette parenthèse par la pensée, prêt à amorcer la descente, avec toute la résignation d’un jour qui se lève. “Pour qu’une nuit commence vraiment, il faut donc oublier que l’aube reviendra” explique Michaël Foessel : la nuit ne doit pas s’appréhender en miroir du jour, se vivre dans le référentiel diurne, mais au contraire inventer sa propre grammaire. Elle est un monde à part, un système sensible, un mode d’accès alternatif au réel ; aussi le noctambule doit-il s’abstraire des réflexes dont le charge le jour. “Se fondre dans la nuit suppose de séparer autant que possible la chronologie de son propre corps de celle de la nature, de telle sorte que le temps qui passe (et rapproche du matin) cesse de fonctionner comme une invitation à la prudence” écrit ainsi Michaël Foessel.
Encore faut-il s’abstraire d’un phénomène de diurnisation : la colonisation de la nuit par le jour (magasins ouverts 24/24h, ville festive, mobilité continue…) et résister à ce que Michaël Foessel désigne comme la lumière blanche du capitalisme : les fades néons des parkings et centres commerciaux, illusions de clarté d’une trame temporelle homogène… . Avec elle, la fin de la surprise, de la verticalité, de l’alternative : “comme elle brille en permanence, la lumière blanche ne laisse aucune place à l’événement, pas même à celui où elle s’allumerait. Dans les espaces aseptisés qu’elle irradie, rien d’inattendu ne peut advenir (…) On n’échappe à cette lumière ni par le sommeil ni par le rêve, de sorte que le désir d’une autre couleur finit par disparaître. Et avec ce désir, c’est la possibilité d’une vie alternative à la transparence qui se trouve abolie.”
Si l’on ne peut faire l’impasse sur le beau chapitre à propos du Berghain, ses jeux de lumières (dialogue biface du jour et de la nuit) et son singulier système de filtrage (politique de la maison aux allures de légende urbaine), le morceau de bravoure de l’essai reste dans la relecture que Foessel fait de Rousseau (Lettres à d’Alembert sur les spectacles, 1758) de la nuit festive comme espace de redéfinition du contrat social. « Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes” formule Rousseau dans sa lettre. Michaël Foessel en propose pareille lecture : “Lors d’une fête démocratique, aucune place n’est assignée par avance. A la faveur d’une danse improvisée une partie de la salle devient subitement une scène que l’on regarde, mais sans que cette séparation ne s’institutionnalise dans la durée. La fête égalise les conditions en autorisant n’importe quel spectacle à devenir digne des regards” et rappelle que Rousseau a vu dans le geste de comparer l’acte de naissance du mal social, et par-delà des sociétés inégalitaires. En miroir, la nuit est pour Michaël Foessel un “lieu propice aux expériences égalitaires” dès lors que, obscurité oblige, le rôle de la vue se retrouve minoré au profit d’une pluri-sensorialité synesthésique (“La nuit impose cette suspension au moins le temps nécessaire pour reconnaître une forme et distinguer un visage. Elle altère nos manières de voir”).
Avec cette dépossession du regard, “instrument de discrimination”, “puisque rien n’est vraiment clair, il devient plus difficile de faire une différence entre ce qui mérite d’être montré et ce qui doit rester invisible”. La nuit est ainsi un espace de régénération des codes sociaux dès lors que “l’obscurité oblige à suspendre les comparaisons parce qu’elle ne permet pas de rapporter une présence que l’on ne fait que deviner à une position sociale précise. » L’expérience nocturne, et a fortiori festive, devient chez Foessel une expérience de désapprentissage des conditionnements sociaux et des déterminismes du système. Être en fête revient à l’adoption d’un ethos singulier, qui conditionne notre rapport à l’autre, issu d’une mise à distance du jour comme système de valeurs et de représentations. De là, l’on comprend pourquoi chez Foessel la nuit est un espace politique, entre utopie et subversion : “le peuple de la nuit se définit par des manières de voir qui laissent à la surprise ou à l’attitude scandaleuse le droit d’occuper la scène, étant entendu que cette scène ne devient jamais le centre à partir duquel s’organise la fête. Ce peuple est paradoxal parce qu’il se situe toujours au bord de l’anarchie.”
Alors, pour tout noctambule ou fêtard, plongez dans les pages de La Nuit. Vivre sans témoin qui, à la suite des travaux du géographe Luc Gwiazdzinski (La Nuit en Questions) pose les bases de ce que l’université commence à désigner comme les night studies.