Écouter la ville tomber, un prétexte en or pour découvrir la protéiforme Kate Tempest
Quand tombe la ville
En janvier 2018, les éditions Payot-Rivages publiaient dans un couverture à motifs british à souhait, un petit bijou romanesque de la non moins british Kate Tempest. Ecouter la ville tomber prend pour cadre Londres, ses quartiers sud et sa nuit, autour d’un trio de misfits en fuite à bord d’autobus, de taxis et d’autres guimbardes fatiguées, avec à la main une valise contenant beaucoup trop d’argent pour que la suite ne se passe bien. Presque trentenaires, Becky, Léon et Harry vont de dancefloor en défonces, de black out en épiphanies fiévreuses, dans le non-droit des zones périphériques d’une ville dont les liens se délitent. En filigrane, l’obstination à continuer, si ce n’est fuir, un destin dont on ne devine pas les contours. Enfants de la démesure, du déluge, du désordre et de la démence, Becky, Léon et Harry, trois visages possibles d’une désillusion pas si triste, d’une génération qui rejoue dans la nuit ce qui échoue au jour et qui fait écho aux personnages de Nino dans la Nuit de Capucine & Simon Johannin, publié chez Allia un an plus tard – signe que la fête devient un motif littéraire à part entière.
Et chutent les mots
Salué un peu partout à sa sortie, Ecouter la ville tomber n’est pourtant pas le seul fait d’arme de Kate Tempest, révélation musicale et littéraire outre-Manche depuis quelques années, et dont chaque apparition sur scène déclenche chez ses nombreux fans l’onde d’un petit Brexit. Il n’y a qu’à voir la foule massée devant Shakespeare & Co, sa librairie londonienne, venue écouter l’une de ses performances en 2019 pour comprendre l’intensité de l’aura de cette poétesse, dramaturge et maîtresse d’un spoken word made in Britain qui n’est pas sans rappeler la verve des cousins de Nottingham Sleaford Mods. “Europe Is Lost”, sorti en 2016 avec l’album Let Them Eat Chaos et son obsédant mantra (“Europe is lost, America lost, London lost / Still we are clamouring victory / All that is meaningless rules / We have learned nothing from history”) n’a pas fini de retentir. Et que dire du furieux “The Book of Traps and Lessons” ? qui exhume peurs, désirs et fantômes d’une génération au sein d’un texte continu qui n’en finit plus de s’étirer, de part et d’autres des onze titres aux sonorités ambient. La tonalité, incantatoire, a tout du prêche d’une voix en apnée qui gratte failles et cicatrices d’une époque en nous exhortant à nier la névrose et sauver ce qu’il reste à sauver. Un optimisme bancal, mais un optimisme quand même, bien résumé par le titre “Keep Moving Don’t Move”.