Julien Bécourt à la recherche de l’entente cordiale

Journaliste et auteur, Julien Bécourt lance un nouveau cycle pour interroger les rapports qu’entretiennent arts et musiques obliques à La Station.

Prochain événement à La Station – Gare des Mines, jeudi 16 mai 2019 : l’événement facebook.

Auteur, critique et journaliste indépendant, Julien Bécourt a toujours privilégié l’étude élargie des avants-gardes artistiques, de l’art contemporain, du cinéma en passant par un approfondissement minutieux de la musique et des contre-cultures. D’obscurs groupes de noise aux vernissages des galeries parisiennes, Julien Bécourt dissémine ça et là sa plume avec toujours une même obstination : un goût immodéré pour les marginalités et les expérimentations en tout genre.

Depuis le mois de mars 2019, Julien Bécourt a mis sur pied Entente Cordiale, un nouveau projet aux ambitions plurielles à la Station – Gare des Mines, en complément d’une émission mensuelle diffusée sur LYL Radio. Avec ce nouveau cycle, il invite un artiste – cinéaste ou plasticien – à co-composer sa programmation et élaborer des résonances singulières entre les oeuvres proposées, refoulant les scissions entre disciplines artistiques. Rencontre avec Julien Bécourt pour saisir les enjeux esthétiques de cette bonne entente.

La prochaine émission d’Entente Cordiale sur Lyl Radio sera diffusée le 30 avril à 17h, en compagnie des cinéastes Caroline Poggi et Jonathan Vinel, la veille de la sortie en salles de leur premier long-métrage Jessica Forever. Prochaine édition à La Station – Gare des Mines, le 16 mai, avec les projections de El Laberinto de Laura Huertas Millán et Altiplano de Malena Szlam, ainsi que Mariachi et Carcass Identity en live !

Photo de couverture : Cameron Jamie © Albrecht Fuchs

On voit dans cette programmation une volonté certaine et affichée de décloisonner les médiums et d’instaurer des liens entre les différentes pratiques artistiques, de l’art contemporain, au cinéma à la musique, pourquoi cherches-tu à réunir ces disciplines ? Penses-tu qu’elles sont considérées comme antagonistes ?

Antagonistes, certainement pas, je dirais au contraire complémentaires. Je perçois ces disciplines comme faisant partie d’un seul et même ensemble, si ce n’est que leurs circuits de production et de diffusion sont foncièrement différents. Décloisonner les médiums, oui ! Sans qu’ils soient pour autant juxtaposés les uns aux autres de manière arbitraire. Je m’efforce de définir un cadre, un contexte, une structure dans lesquels projections et concerts vont se répondre, même si l’un et l’autre réclament une attention différente. J’espère que le public y sera réceptif. Les choix sont réfléchis, ce n’est pas comme ces soirées fourre-tout : « Allez hop, on booke machin, bidule et truc, et le tour est joué ! ». Quand je programme Eszaid avec Derrière nos Yeux d’Anton Bialas, un film extraordinaire que j’avais découvert au FID (festival international de cinéma à Marseille), c’est en connaissance de cause : les deux se connaissent bien, plus encore que ce que j’imaginais, puisqu’Eszaid avait même composé une bande-son pour un bouquin de photographies d’Anton Bialas & Kamilya Kuspanova. Et là, quand j’invite la cinéaste franco-colombienne Laura Huertas Millan à montrer son film El Laberinto, je découvre quelques jours après à Cinéma du Réel Altiplano, un magnifique film 16mm de Malena Szlamm. Tout de suite, ça percute, le rapprochement dans ma tête est immédiat. J’en fais part aussitôt à Laura, et elle me dit qu’elle vient de programmer ce film avec le sien à Harvard ! Il y a donc une communauté d’esprit, quelque chose de l’ordre instinctif, une effluve magnétique ou je ne sais quoi. Les énergies circulent, en tout cas. En live, Mariachi ouvrira le bal. C’est le projet guitare-noise-improvisation sauvage de Nina Garcia, qui joue aussi dans le groupe Mamiedaragon. Quant à Carcass Identity, le second live après les projections, c’est le nouveau projet de Matthieu Levet (Carageenan / Pizza Noise Mafia) avec le vénézuélien Ernesto González (Bear Bones Lay Low). J’y ai vu le prolongement idéal des deux films, la vision d’une Amérique du Sud « décolonisée » et purgée de toute présence humaine. Leur transe électronique fait naître en moi des images de jungle amazonienne fantasmée sous MDMA depuis un homestudio de Bruxelles !


Vidéo : Julia Maura

Comment parviens-tu à cette entente ?

Cordialement ! La musique entre aussi en compte dans le cinéma ou dans l’art, il n’y a donc pas lieu d’y parvenir, elle existe de facto. A vrai dire, je fonctionne beaucoup à l’instinct et par affinités avec les artistes dont j’apprécie le travail et avec lesquels je noue le plus souvent des rapports d’amitié, en partageant des préoccupations communes et en échangeant des tuyaux de bouquins, de films ou de disques qui peuvent être inspirants. Pour que ça fonctionne, il faut juste que ça fasse tilt, que je me retrouve sur la même longueur d’ondes et que l’on se marre un minimum ensemble. C’est une évidence avec Cameron Jamie ou avec Virgil Vernier, qui sont tous les deux très fans de musiques un peu strange, avec une vraie sensibilité aux autres et une volonté de se coltiner le réel dans ce qu’il a de plus tordu, sauvage et poétique. C’est là-dessus qu’on s’est rencontrés, en même temps qu’un intérêt commun pour les artzines et un certain cinéma d’auteur européen.

Faire dialoguer des formes entre elles qui peuvent paraître éloignées (plutôt qu’antagonistes), ça a toujours été mon truc. Ca suscite une grande réjouissance d’établir des correspondances entre des artistes qui ne se connaissent pas forcément, de les faire se retrouver sur un terrain commun alors qu’ils ont des pratiques et des médiums dissemblables.

Je flaire souvent quand ça peut fonctionner entre deux personnes. Et puis, j’ai toujours aimé susciter des rencontres, créer des espaces vierges où l’énergie circule horizontalement, sans hiérarchie. Décontextualiser, recontextualiser…

Cherches-tu à confronter ou fédérer les œuvres et les artistes ? S’agit-il d’une programmation pluridisciplinaire stricto sensu ou davantage complémentaire ? 

Je ne raffole pas du terme « pluridisciplinaire » qui implique une autre forme de cloisonnement, et même d’académisme. J’aime bien ouvrir de nouvelles portes et voir ce qu’il y a derrière, de placer en miroir des objets qui me semblent complémentaires, cristalliser un état esprit dans la programmation qui me semble pertinent et approprié à l’époque.

Ce qui m’importe, c’est d’expérimenter au sens large, de tenter des choses qui n’ont pas été encore tentées et de faire en sorte que se passent des moments uniques, inattendus, jouissifs, qui laissent une empreinte dans la mémoire et donnent un minimum de grain à moudre

Si je parviens à travers cette programmation à modifier la perception de quelques personnes, alors c’est gagné ! Et tant pis si ça peut sembler un peu présomptueux. Au-delà de fédérer des artistes, j’ai effectivement la volonté d’élargir le champ des arts plastiques (dont je suis plus ou moins issu) à d’autres domaines. Je suis un peu revêche et je nourris sciemment l’esprit de contradiction, mais je veille surtout à ne pas rester dans l’entre-soi, en conservant envers et contre tout un regard frais, fun et vivifiant, ouvert à l’altérité. Surtout, je cherche à donner la possibilité à ces films ou à ces musiques hors-mainstream d’être présentés à un public élargi, et et pas seulement à des « connaisseurs » ou à des festivaliers pointus. Je suis d’une curiosité sans bornes et j’essaie d’attiser cette curiosité, de transmettre et partager cette énergie créative autour de moi, à la fois aux gens qui me sont chers et à l’attention d’un public qui ne demande que ça.

La nouvelle génération est bien plus réceptive à cela que les « vieux cons » qui bloquent sur une période donnée, je ne crois pas à cette façon d’envisager la vie comme une temporalité linéaire. J’ai toujours la même curiosité que quand j’avais vingt ans, je ne me sens jamais blasé et je n’ai jamais ressenti de « fossé générationnel », bien au contraire.

On m’a parfois fait le reproche d’être trop « empathique », c’est bizarre, j’aurais tendance à prendre ça pour un compliment !

Julien Bécourt © Ph. Lebruman, 2019
Julien Bécourt © Ph. Lebruman, 2019

Recherches-tu exclusivement des artistes aux œuvres multiformes ?

Pas forcément, mais la plupart des artistes que j’admire sont ou ont été des touche-à-tout, et je me reconnais dans ce besoin de décadrer les choses, d’aller là où on n’est pas « autorisé ». Même si c’est un piège, car en France on aime bien les cases et les étiquettes, c’est souvent mal vu d’être protéiforme. Ici, tu trouves ta boîte et après tu n’en bouges plus ! Pour ma part, je tends vers des propositions assez radicales et romantiques, mais toujours avec une touche d’humour, de distance critique ou d’ironie sous-jacente. Il y a plein d’artistes, de cinéastes et de musiciens géniaux en France qui font profil bas et mériteraient d’être davantage mis en avant ! C’est un peu ceux-là que j’ai dans le viseur et j’ai envie de leur dire : t’inquiète, ton heure viendra.

L’expérimentation et l’avant-garde sont-elles des conditions inhérentes à la sélection ? Quel intérêt trouves-tu à présenter des films (entre autres) sur pellicule ? 

Les termes « expérimental » ou « avant-garde » me semblent un peu galvaudés aujourd’hui, ils ont été un peu vidés de leur sens originel. On les utilise à défaut pour évaluer vaguement dans quelle lignée on se situe. Le problème, c’est que ça peut être décourageant. Ca donne tout de suite l’impression d’être très sérieux, voire intimidant (ça l’est d’ailleurs parfois). J’ai souvent entendu : « Oh, c’est expérimental, ça va être chiant ! ». Au demeurant, je trouve ça dommage de s’auto-verrouiller, de s’empêcher d’aller plus loin. Le snobisme ou la condescendance émanent davantage des gens qui ont une vision étriquée des choses et qui sont bourrés d’idées reçues sur « le monde de l’art » (beaucoup plus multiforme qu’on ne le croit) que l’inverse, d’où l’idée d’ « entente cordiale ».

J’aime les formes libres, et non rigides ou dogmatiques, et je défends l’« avant-garde » quand elle puise aussi bien dans les formes populaires qu’historiques ou savantes, pas quand elle est recroquevillée sur elle-même et se prend pour l’éclaireuse du monde.

Je trouve qu’il y a depuis quelques années un vrai élan et une vraie curiosité de la part d’une génération de pré-trentenaires, il suffit d’écouter les mixes qui passent sur LYL Radio. Tout se mélange de manière décomplexée, et ça ne peut qu’être positif, tant que ça n’aboutit pas à une grosse bouillie indigeste. Mais j’aime aussi la liberté dans la contrainte, et les réflexions que peuvent susciter certaines œuvres d’art, tout comme je suis fasciné par le découpage et le montage d’un film. Je conçois l’art comme une extension de la vie, et c’est pour cette raison que je préfère le terme d’expérience à celui d’expérimental. Kubelka, dans un entretien qu’il donnait aux Cahiers, disait qu’il n’aimait pas être catalogué « expérimental ». Il fait du cinéma, point barre ! Le cinéma peut prendre plein de formes différentes, et ces formes doivent selon moi coexister et non se confronter. Il y autant de façon d’envisager l’art, le cinéma ou la musique qu’il existe de points de vue individuels ! C’est cette multiplicité qui m’intéresse et qui nourrit l’existence, du moins la mienne. J’adore cette définition de Filiou : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

Comment choisis-tu les artistes avec lesquels tu vas collaborer ? 

Il n’y a pas de véritable critère, si ce n’est d’apprécier le travail des gens que j’invite, qu’ils m’inspirent dans mes recherches personnelles ou qu’ils adhérent à ma démarche. En gros, il faut que je sois un peu « fan » des gens que j’invite ! Je les connais le plus souvent, j’ai suivi leur parcours, ce qui facilite l’échange. Nos discussions se prolongent en général « hors antenne », « hors-concert » ou « hors-salle de ciné ». Sans doute que ça répond aussi à une sorte de frustration de ne pas m’être encore pleinement accompli sur le plan artistique. Je pense que le travail de programmateur est d’une certaine manière une forme d’art, on fabrique un univers à part entière en assemblant des propositions existantes. Je dis ça aussi car je suis plus ou moins autodidacte, je viens des arts plastiques au départ, mais je n’ai jamais eu de plan de carrière tout tracé à partir de mon cursus. J’ai commencé par dessiner, puis filmer, puis écrire, puis être DJ, et de fil en aiguille… Je n’imaginais pas du tout en arriver là, mais j’en suis ravi ! C’est un éternel recommencement, une remise en question permanente que je trouve très stimulante.

Comment s’articule ton projet avec l’espace de la Station – Gare des Mines et sa programmation ? 

Je connais l’équipe de longue date, et à la différence des lieux plus institutionnels qui font du sur mesure, il y a quelque chose de très excitant à investir des lieux dans lesquels certaines pratiques artistiques n’ont pas l’habitude d’être présentées. La Station est un lieu qui a cette connotation un peu « industrielle » que j’affectionne, même si je ne crache pas sur le confort et que j’aime bien aussi être dans mes petits souliers comme tout le monde.

“Certes, ce n’est pas une mince affaire de fédérer un public qui a plus l’habitude de venir se la coller toute la nuit, moi y compris, mais c’est aussi le challenge : faire une proposition différente, qui sorte de la case clubbing-arrache. Je passe énormément de temps à mûrir mes projets.”

C’est un genre d’alchimie, on cherche, on cherche… Et d’un seul coup, ça prend forme comme une évidence, parfois même à la dernière minute. Je peux garantir que la soirée du 16 mai sera magique !

Comment penses-tu la relation entre ce que tu fais à la radio et les événements à la Station sous le même titre « Entente Cordiale » ?

C’est un peu un hasard, il se trouve que j’ai fait cette proposition d’émission à LYL (par l’intermédiaire de Krikor, un ami cher) au même moment où l’équipe de Mu me proposait d’établir un cycle de projections et de concerts. La jonction s’est opérée de manière assez évidente, en fait. Je me suis dit : l’un et l’autre fonctionnent sur ce même principe de « rencontre » et de vases communicants, alors donnons le même intitulé aux deux ! C’est une manière de créer des aller-retours permanents, au fur et à mesure de mes rencontres ou de mes envies artistiques. C’est en fabrication et en évolution permanente. D’ailleurs, j’organise l’événement Op Oloop chez moi en Ardèche chaque été pour les mêmes raisons, c’est une joie ultime de faire aboutir des projets aussi ambitieux avec des moyens réduits et le soutien d’un cercle d’amis fidèles. C’est mon Fitzcarraldo perso !