La revue Bad to the Bone nous ouvre les coulisses de son dernier numéro sur la scène artistique iranienne en compagnie d’Hervé Coutin, son fondateur, et de Léo Guy-Denarcy, correspondant.
C’est quoi le concept de Bad to the Bone ?
Hervé : D’une manière générale Bad to the Bone est un magazine assez personnel dont la ligne est guidée par mes envies et choix à un moment donné. Il est à ce titre évolutif, ni figé sur un thème ou une approche ni à une forme en particulier ni même à une périodicité. De ce fait la publication ne se fait pas à date fixe mais lorsque j’estime le travail assez abouti tout en gardant en vue une date de parution approximative. Dans un souci de travail éditorial se rapprochant de celui du livre, la forme du magazine tend à être à chaque fois particulière et en accord avec le sujet abordé. L’idée étant d’avoir une approche de la presse plus libre et créative.
Tu le portes tout seul, avec qui collabores-tu ? (collaborateurs réguliers, complices de toujours, amis, free-lances, artistes…)
Hervé : J’essaie effectivement de faire le plus de choses possibles seul, cependant la maquette est réalisée avec le précieux concours d’Ivan Dapic depuis maintenant 2 ans. Récemment j’ai refait le site internet du magazine avec l’aide indispensable et les conseils avisés de Maximilien Pegasus (http://tore.studio/). À ceux-ci vont s’ajouter une farandole d’auteurs, d’artistes, de contacts, amis et proches du magazine qui m’aident à mettre en place les projets les plus compliqués. J’essaie autant que possible d’élargir le spectre des contributeurs pour ne pas tomber dans une routine ou une facilité qui ne ferait jamais découvrir de nouveaux talents. L’entre soi dans ces métiers de la création est sans doute une des choses les plus sclérosantes. Les sujets abordés m’imposent aussi de souvent renouveler mon panel de contributeurs.
Tu as changé le site et la revue récemment, c’est quoi Bad to the Bone new age ?
Hervé : Une évolution naturelle pour sortir de ma zone de confort et permettre de faire plus de choses, mieux et avec plus d’engagement. Il faut aussi savoir qu’il est de plus en plus difficile de financer une revue papier, les annonceurs s’en désintéressant de plus en plus donc récolter un peu d’argent sur le web pour ensuite le rebasculer sur le print est une stratégie que je mets en place petit à petit. Pour ce numéro sur l’Iran, j’ai décidé de n’avoir aucun annonceur malgré l’intérêt de certains. Je trouvais cela assez peu respectueux des iraniens de mettre des pages de pub pour des sacs à dos, des chaussures ou que sais-je encore de grands groupes américains. Ces groupes américains sont tous absents de l’Iran, autant qu’ils soient absents d’un magazine qui traite de l’Iran et à plus forte raison de l’underground, sujet ô combien porteur en image pour ces marques mais ô combien sensible pour ces protagonistes.
Premier numéro de la nouvelle mouture de la revue sur la scène underground d’Iran. Pourquoi l’Iran ?
Hervé : Je suis arrivé à cette envie de travailler sur l’Iran par la musique, comme souvent. Ici c’est le Black Metal, un genre dont je suis particulièrement proche depuis mon adolescence qui m’a conduit là. J’ai découvert que dans ce pays qui n’est autre qu’une dictature islamique il y avait des groupes qui prônaient un nihilisme total. J’ai voulu savoir dans quelles conditions ils pouvaient exister. De fil en aiguille j’ai décidé de consacrer tout une édition sur l’Iran. Je parle de la scène underground mais pas uniquement, car j’ai aussi eu envie de parler des gens qui ne sont pas dans les milieux artistiques, qui sont généralement aisés.
Qu’est-ce que tu as découvert dans cette scène ? Qu’est-ce qui a conforté tes clichés, qu’est-ce qui t’a surpris ?
Hervé : Contrairement à ce que je pensais, tous les artistes ne sont pas en lutte contre le système, ils ne sont pas tous des rebelles farouchement opposés au gouvernement. Beaucoup d’artistes sont tout autant égocentriques que ceux vivant à Paris, articulant leur travail autour de leurs émotions, sentiments, mal être… Un des problèmes de cette scène, c’est que parmi les meilleurs artistes, nombreux sont ceux qui ont tendance à partir du pays dès qu’ils en ont l’occasion afin d’avoir plus de liberté mais aussi de moyens.
Comment se structure la scène là-bas ? Collectifs, lieux ?
Léo Guy-Denarcy, auteur d’un article sur la scène artistique iranienne pour l’actuel numéro : C’est complexe de parler de structuration de la scène iranienne et particulièrement à Téhéran. Ce que nous avons pu découvrir lors de nos investigations c’est une scène très éclatée avec une grande différence entre les fondations privées à l’image de la fondation Pejman et un réseau institutionnel un peu éclaté et en perte de vitesse. Egalement, l’isolement de la scène artistique est aujourd’hui à l’image de sa situation politique. La différence entre les célébrations de 2009 et celle de 2019 est probante. 2009 est marquée par une véritable discussion entre l’Iran contemporain et ses partenaires du moment, notamment la France avec plusieurs expositions d’ampleur telles Unedited History ou Raad O Barg chez Taddheus Ropac. En 2019 l’une des expositions les plus marquantes est celle d’Hannah Darabi au Bal, une artiste installée en France avec une assez faible diffusion et dispersion des travaux.
Les artistes qui t’ont le plus marqué ?
Léo : Les rencontres avec Hamid Shams et Hannah Darabi ont été marquantes. Ce qui est également marquant ce sont les modes de diffusion des travaux et notamment l’importance que revêt Instagram. Il ne s’agit pas tellement de valoriser cette application mais les possibilités que cela offre pour faire connaître et permettre de découvrir des oeuvres. Ensuite, certaines oeuvres historiques et notamment les pièces de Mahmoud Bakhshi comme le travail réalisé par la galerie Silk Road sont des relais passionnants et importants pour les critiques étrangers.
Quels sont les grands motifs esthétiques, courants, mouvements, tendances.
Léo : Il est toujours difficile de présenter succinctement une scène artistique. Néanmoins, le rapport de l’Iran avec la création contemporaine est intéressant par son entrée tardive sur la scène contemporaine à proprement parler. Ce n’est pas une scène marquée par les mouvements de la modernité et du postmodernisme. Nous avons pu découvrir en préparant ce numéro de Bad to the Bone que l’art iranien s’est véritablement ouvert par le biais de la Révolution. Une manière si l’on veut de donner raison à l’adage, on n’est jamais aussi libre que sous l’occupation. Pour la suite, il y a peu d’écoles, une diaspora qui fonctionne, heureusement hors du sectarisme et des écoles, mais une école de la photographie plasticienne et documentaire très riche, un rapport singulier à la peinture. C’est du moins ce que nous avons pu en voir.
Quel rapport à l’autorité / et donc à la clandestinité ?
Hervé : Les galeries officielles ont pignon sur rue et ne sont pas vraiment inquiétées. Comme si l’art contemporain n’était pas réellement considéré par l’Etat. Des collectifs existent aussi. En fait, tout va dépendre du sujet présenté ou travaillé par la galerie ou le collectif. Évidemment tout ce qui touche de trop près le politique ou des faits sociaux tels que le port du voile ou l’homosexualité sont plutôt à proscrire. Mais tant que cela reste dans le minuscule cercle de l’art contemporain c’est assez tranquille on dirait. La réalité est que les gens qui s’intéressent à l’art sont des gens qui ont ou ont eu accès à une bonne éducation et qui sont issus de classes plutôt aisées. Ce sont des gens qui peuvent à tout moment quitter le pays, ce qui est impossible pour les classes populaires. Sinon, comme ils disent là bas, tout est possible et autorisé tant que c’est caché. Alcool, drogue, sexe, homosexualité et même tout ensemble !
Tu es allé sur place ? Comment as-tu pris contact avec les artistes ? Tu avais des correspondants ?
Hervé : En effet j’ai passé deux semaines sur place, principalement à Téhéran. Évidemment c’était beaucoup trop court car tout est plus compliqué dans ce pays car beaucoup de choses sont illégales. J’ai eu la chance de rencontrer Hamid Shams qui est un artiste iranien vivant en France depuis quelques années. Cela remonte à l’été dernier, j’étais à la Angst et je cherchais des ecstas au fumoir quand j’ai croisé Hamid. Je lui ai demandé s’il avait quelque chose (il m’a renvoyé sur un gars que je n’ai jamais trouvé -celui avec le foulard sur la tête- ), il a vraiment le type iranien alors je lui ai directement parlé de mon projet et il m’a dit qu’il pourrait m’aider. Il m’a mis en contact avec pas mal de gens à Paris et à Téhéran qui m’ont eux-mêmes mis en contact avec d’autres gens. J’ai aussi de mon côté fait pas mal de recherches notamment sur instagram où j’ai trouvé beaucoup d’artistes. Instagram est un des seuls réseaux vraiment ouverts en Iran donc beaucoup de gens l’utilisent là bas.
Sur place, j’étais un peu flippé au début car à force de faire des recherches et de correspondre avec des Iraniens via instagram, j’ai fini par recevoir une mise en garde des gardiens de la révolution islamique (une bande de tarés conservateurs hyper dogmatiques) comme je l’explique dans ce numéro. Du coup je n’osais pas faire de photos dans la rue, tout le monde me regardait, et puis au bout d’un moment, j’ai décidé que je m’en battais les couilles. Il faut par contre garder à l’esprit que faire des photos des flics, des militaires, de leurs véhicules ou des administrations est interdit et peut-être considéré comme de l’espionnage = prison… Je n’aurai pas été le seul à être dans la merde car en plus des personnages qui me parlaient de leur homosexualité = condamnation à mort, il y avait aussi des activistes anarchistes et féministes avec qui je correspondais.
Le prochain numéro, il part où ? Perso, on a des envies de Géorgie.
Hervé : C’est un pays où j’irais bien et où j’irai sans doute un de ces quatre. De là à faire un numéro dessus rien n’est moins sûr car je n’ai pas trop envie de tomber dans une espèce de guide touristique de l’underground des pays chelou et autres dictatures… Le prochain numéro et le suivant sont déjà sur les rails et je me lance dans des choses complètement différentes. On verra où cela me mène. En tout cas je souhaite garder un certain engagement politique et cramer des caisses de flic.